Alors que je croise le regard de Jean-Marc, mon compagnon de pêche, que je connais si bien, je perçois dans ses yeux ma propre pensée : cela faisait bien longtemps que nous n’avions pas vécu un tel séjour de pêche en terre d’Irlande. La coque de l’embarcation fend doucement l’eau profonde, jusqu’à rejoindre l’embarcadère, et mon pouce enfonce le gros bouton rouge qui fait taire le bruit sourd et rythmé du moteur. Notre dernière journée de pêche s’achève en silence.
Pour comprendre et d’autant plus apprécier la dimension d’un séjour de pêche à Belturbet, une projection dans le passé s’impose. Voilà une bonne quinzaine d’années, les eaux irlandaises, en plein essor en termes de tourisme halieutique, subissent une pression de pêche grandissante. Les parties de pêche sont fructueuses et le bouche à oreille fait son Å“uvre. L’Irlande est la destination pêche du moment pour les pêcheurs de carnassiers de tous horizons. Une législation inexistante et un certain laxisme local engendrent des abus qui ont maltraité les populations de brochets de l’île magique, pourtant solidement constituées : c’était en quelque sorte l’époque des pirates de l’Eire… La nature irlandaise a donné, beaucoup donné, peut-être trop, et l’homme a encore une fois abusé de l’épuisable. Depuis, les habitués s’accordent à dire qu’il existe une Irlande à deux vitesses : celle des secteurs surpêchés, où les brochets sont désormais absents car décimés, et puis celle des zones préservées, soit par l’inaccessibilité géographique, soit par une gestion sensée et rigoureuse, et où les brochets sont encore légion : c’est le cas du territoire de pêche de l’IFC. Partir pêcher le brochet en Irlande de façon autonome et itinérante, en se fiant aux rumeurs et bons tuyaux comme c’était le cas auparavant, est maintenant illusoire. Le résultat, je le connais et je ne vous le souhaite pas. Il n’est pas question de polémiquer ici sur les responsabilités des différents acteurs du tourisme pêche irlandais par rapport à cet état de fait révoltant. Il s’agit plutôt de vous montrer qu’il existe encore, je l’ai vu, je l’ai vécu, des secteurs où le brochet est roi et où partir pêcher le carnassier signifie encore quelque chose, quelque chose d’exceptionnel.
L’International Fishing Centre est implanté au cÅ“ur de la célèbre région des lacs, au bord de la rivière Erne, dont le potentiel, en matière de pêche au coup et de pêche du brochet, est exceptionnel. Sinueuse et capricieuse, elle pénètre l’Irlande du Nord, en formant un dédale de lacs, de méandres, hauts lieux de la pêche de maître esox. Le paysage a quelque chose de mystérieux et d’envoûtant, d’un caractère sauvage. L’aspect brut de cette nature, marié au raffinement des roselières, grandioses, suffira à vous inspirer un profond respect. Le parcours complexe et les profondeurs variées donnent à la rivière un intérêt réel et des possibilités infinies sur le plan technique.
C’est ici que les plus gros poissons sont piqués, notamment dans les fosses impressionnantes où ils se positionnent en maîtres des lieux. Seulement voilà, l’Irlande est un pays un tant soit peu pluvieux, et il arrive que la rivière gonfle sous les eaux de ruissellement et se teinte insidieusement. Dans ce cas, la pêche y est souvent médiocre. Mais, perfectionniste et soucieux de satisfaire ceux qui auraient la malchance de séjourner à Belturbet dans ces conditions, Michel Neuville, le créateur de ce centre, a eu l’idée lumineuse de sélectionner une dizaine de lacs situés à proximité de l’IFC, dont l’eau ne se teinte pas sous l’effet des pluies et qui servent de solution de repli. Et quelle solution de repli ! Nous avons réalisé dans l’un de ces lacs notre plus belle partie de pêche, capturant de nombreux brochets d’une taille moyenne tout à fait correcte. Dans ces lacs, où vous attend une embarcation typiquement irlandaise identique à celle utilisée sur l’Erne, la pression de pêche est modérée : vous n’y serez jamais à plus de deux barques, et encore, pour les plus grands d’entre eux… Vous avez par conséquent le choix : soit la rivière, à préférer si les conditions sont bonnes, soit les lacs. En somme, c’est à vous de choisir entre un Vosne-Romanée et un Nuits-Saint-Georges… “No comment”.
Dès que les roues de l’avion ont touché le sol, votre seul souci jusqu’au retour sera de récupérer vos bagages. Pas de quoi stresser… dès l’aéroport, vous êtes pris en charge par toute l’équipe de l’IFC. Michel ou son fils Olivier vous attendent pour vous accompagner au centre de pêche ; vous êtes vite dans le bain, à entendre les nouvelles fraîches concernant les résultats obtenus par les pêcheurs déja sur place, la tendance des jours précédents, les techniques qu’ils ont utilisées… La petite heure et demie de trajet qui vous sépare du centre passe diablement vite. Et puis vous y voilà. Sans le savoir encore, vous vous trouvez dans un autre monde, où tout est conçu et organisé pour que votre séjour de pêche soit une réussite. Sur le plan du matériel mis à votre disposition, et bien qu’ayant laissé libre cours à mon esprit critique, je n’ai pu trouver aucun détail qui aurait amélioré nos conditions de vie ou de pêche. Vous êtes hébergés dans des chalets parfaitement équipés et, point important, confortables (bonne literie, douche fonctionnelle, chauffage électrique puissant,…), qui mériteraient en France deux bons épis, selon la classification Gîtes de France. Vous disposez d’une embarcation stable et sécurisante, en excellent état, aménagée idéalement pour vous permettre de passer une journée de pêche à bord aussi confortablement que possible. Elle est équipée d’un moteur de 4 ch révisé régulièrement. Des échosondeurs sont à votre disposition si vous souhaitez en faire usage en action de pêche. Des pontons, situés à quelques dizaines de mètres de votre chalet et de l’embarcadère, vous permettent de pêcher des vifs (que vous garderez dans un vivier individuel). Des asticots, de l’amorce, du carburant pour les moteurs sont en permanence à votre disposition dans un local. Bref, rien ne manque. En bas, sur la rivière Erne, l’embarcadère sert de point de départ aux pêcheurs qui auront choisi de pêcher les méandres et les lacs constitués par la rivière elle-même. Au niveau des services et du fonctionnement du centre, tout est prévu pour votre bien-être. Michel et Olivier, pêcheurs eux-mêmes, ont acquis une connaissance parfaite des différents secteurs, ce qui leur permet de vous indiquer les endroits les plus productifs, quelles que soient la saison et les conditions climatiques. Ils sont là pour vous renseigner et vous conseiller dans le choix du site que vous pêcherez chaque jour ; c’est quand même vous qui déciderez. Toutefois, je vous invite à bien écouter leurs conseils : c’est un gage de réussite.
Il est important de signaler l’excellente orientation prise par l’IFC : sur place, la pêche se pratique en no-kill absolu. Inutile d’espérer ramener un brochet en France, comme cela s’est fait dans le passé. C’est la règle n° 1 du centre. Merci pour les brochets. Durant notre séjour, nous avons pratiqué les trois grandes techniques “irlandaises” : la traîne, le poisson mort décollé et le poisson mort manié.
La pêche à la traîne : elle a été particulièrement productive dans certains secteurs, mais il nous a fallu jongler avec les poissons-nageurs, les cuillers tournantes et les ondulantes. La taille de nos prises a été très variée et leur nombre assez important. Cette technique de pêche est particulièrement bien adaptée aux eaux irlandaises puisqu’elle permet de faire ratisser les leurres sur une grande amplitude. De plus, cette pêche étant par définition une pêche de mouvement, elle vous poussera à naviguer tout au long de la journée et à découvrir de superbes endroits.
La pêche au poisson mort décollé : c’est une spécialité de Michel, qui lui attribue le don de tenter les plus gros poissons. Il suffit d’armer un poisson mort d’un bâtonnet de plastique creux, qui le fera flotter, et de deux gros hameçons triples, l’un à la queue, l’autre juste derrière les ouïes (comme une monture Drachko). Ce poisson est bien évidemment précédé d’un bas de ligne acier d’environ 60 à 80 cm, qui définit la hauteur à laquelle évoluera le poisson. Le montage se termine par une plombée coulissante de 30 g, qui l’emmènera dans les profondeurs d’une fosse. Car c’est réellement aux abords des grandes profondeurs que vous aurez le plus de chance de toucher un de ces gros brochets dont la défense au bout d’un 30/°° est une expérience époustouflante. Par définition, il s’agit d’une pêche d’attente, à poste fixe, qu’il faut aimer pratiquer. Cela dit, la touche est forte en émotions et le ferrage immédiat permet de piquer le carnassier au bord de la gueule et de lui offrir la possibilité de se battre librement.
Le poisson mort manié : il s’est également révélé efficace, notamment les jours difficiles où messieurs les brochets boudaient nos leurres. Les poissons capturés étaient, par ailleurs, souvent de belle taille, ce qui m’incite à penser que les appâts naturels restent les plus valables sur les beaux poissons les jours “sans”. Les montures que nous avons utilisées étaient des Drachko n° 3 et 4, afin de pouvoir animer de beaux gardons, solidement piégés.
Tout ce que j’ai évoqué précédemment au sujet de ce centre de pêche : son confort, ses nombreux sites et poissons, est renforcé par une ambiance extrêmement chaleureuse, particulièrement dans la salle commune, où les pêcheurs se retrouvent quotidiennement. Que ce soit le matin ou le soir, que la journée précédente ait été bonne ou non, la convivialité y est indubitablement le maître mot. Au fil des jours, le nombre de tables occupées diminue, tandis que la taille des tablées augmente… à proportion des liens d’amitié qui se tissent naturellement entre les participants. Cela n’a absolument rien d’étonnant : comment imaginer une situation différente, alors que convergent les objectifs de chacun – prendre du plaisir en pêchant – et que se rencontrent véritablement les esprits ? On discute de pêche avec passion et simplicité. Les repas typiquement français, illustrent parfaitement cette atmosphère familiale : ils sont simples, dans le bon sens du terme, et copieux. Certains soirs, j’ai même cru reconnaître la cuisine de ma grand-mère qui n’en finissait pas de mijoter sur un coin du poêle à bois. En fin de soirée, après que vous aurez devisé tout votre saoul, le salon-détente vous accueillera au coin du feu pour regarder la télévision (chaînes françaises, s’il vous plaît) ou pour lire les revues halieutiques, dont votre fidèle “Canard”.
A l’International Fishing Centre de Belturbet, vous allez prendre le temps de découvrir ou redécouvrir, comme moi, une Irlande à nouveau irlandaise.
Reportage d’Alexandre Levoir paru dans ” Le Canard du Pêcheur ” , N° 45 ; Janvier 1998